14.
la magie en héritage
S’il était difficile d’être un Elfe magicien dans un monde d’humains, il était encore plus ardu d’être l’unique propriétaire d’un cheval ailé. A son retour de la guerre, Hawke avait partagé son temps entre ses devoirs conjugaux et l’entraînement de Hardjan, son destrier inhabituel, mais quelques mois plus tard, à la naissance des jumeaux, il avait quelque peu négligé l’animal. Elizabelle avait appelé leurs deux garçons Meallan et Jaheda, des prénoms qui signifiaient respectivement « lumineux » et « fort ». Tout comme Cameron, lorsqu’il était petit, ces demi-Elfes avaient nécessité des soins constants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge d’un an. Ainsi, lorsqu’il avait un peu de temps pour s’occuper de Hardjan, le pauvre magicien était trop épuisé pour lui accorder une longue période de vol.
Avec la fin des hostilités, les habitants d’Enkidiev avaient cessé d’envoyer leurs enfants magiques au château, persuadés qu’ils n’auraient jamais plus besoin des services des Chevaliers d’Emeraude. Une fois que sa femme eut la situation bien en main avec les jumeaux, Hawke se retrouva sans occupation. Il n’avait certes pas l’intention d’aller à la forge donner un coup de main à Morrison, son beau-père, qui ne l’aimait pas beaucoup. De toute façon, il n’était pas porté sur les travaux manuels et préférait les activités intellectuelles.
Deux Chevaliers ainsi que Mali enseignaient déjà aux enfants à lire, à écrire et à compter. Comme la plupart d’entre eux ne possédaient aucun don de magie, Hawke n’avait pas sa place dans cette classe, ce qui ne l’empêchait pas de demeurer le magicien officiel du château. Puisqu’il n’y avait plus d’élèves magiques, son épouse lui proposa d’aller transmettre sa science ailleurs qu’à Emeraude. Étant donné qu’il possédait un moyen de transport privilégié, il serait de retour presque tous les soirs à la maison. Lorsque l’Elfe lui promit d’y réfléchir, Élizabelle prit les choses en main. Sans en parler à Hawke, elle écrivit de belles lettres à tous les monarques et les fit livrer par les messagers du Roi Onyx.
Les premières réponses arrivèrent quelques semaines plus tard. La plupart des souverains n’avaient connaissance, dans leurs royaumes, d’aucun enfant affichant des talents exceptionnels en magie. Seul le Prince Zach manifesta son intérêt, car son fils était plutôt remarquable. Folle de joie, Élizabelle fit part de la nouvelle à son mari.
— Zénor est à au moins une journée de vol d’Émeraude, se découragea Hawke.
— Dans ce cas, ne passe que quelques jours par mois chez le prince. Il pourra utiliser le reste du mois pour mettre en pratique ce que tu lui auras montré.
— Tu es géniale, ma chérie.
Au lieu d’écrire de nouveau au Zénorois, Hawke prépara ses affaires, embrassa sa femme et partit à la recherche de son cheval noir. Puisque ce dernier passait son temps à ouvrir ses ailes, l’Elfe ne pouvait plus le garder dans l’écurie. Il le laissait donc dans l’enclos. Parfois, lorsqu’il avait envie d’herbe fraîche, l’animal s’envolait et allait paître dans les prairies avoisinantes. Heureusement, ce jour-là, Hawke le trouva dans le corral. Il lui passa la bride en lui expliquant qu’ils avaient une longue distance à parcourir, mais qu’ils n’étaient pas obligés d’y aller d’un seul trait. Il y avait de grands pâturages au Royaume de Perle, alors ils s’y arrêteraient pour se reposer.
Tout comme Hawke s’y attendait, son cheval se fatigua rapidement, par manque d’exercice. Il lui permit donc de se poser à plusieurs reprises, dans des endroits non peuplés, à proximité d’un cours d’eau, car si les habitants d’Emeraude étaient habitués de le voir sillonner le ciel, ceux des autres pays s’en effrayaient parfois. Il le laissait boire et s’étendre quelque temps dans l’herbe pour reprendre ses forces, puis l’Elfe et le cheval décollaient de nouveau vers le ciel. Le trajet fut ainsi beaucoup plus long qu’il ne l’avait escompté. Au lieu de faire une halte à Perle, il y dormit, couché entre les pattes de Hardjan.
Après un repas sommaire, un peu avant le lever du soleil, le magicien se remit en route. Ce qu’il appréciait le plus de ses escapades aériennes, en plus de sentir le vent frais caresser sa peau, c’était tout le temps qu’elles lui accordaient pour réfléchir. Tout comme le fils du Prince de Zénor, lui aussi avait utilisé ses extraordinaires talents au sein de sa famille. Puisque chez les Elfes, seules les filles pouvaient devenir enchanteresses, ses parents avaient été contents d’apprendre que le Roi d’Emeraude recueillait tous ces petits prodiges afin de les aider à canaliser leurs dons. Ils avaient donc reconduit leur fils magique au château où Elund lui avait inculqué les premiers rudiments de la magie.
Souvent, Hawke se surprenait à penser que si Farrell avait été son maître, à cette époque, il serait devenu un bien meilleur magicien, car ce dernier maîtrisait les forces invisibles à l’état brut, tandis qu’Elund se servait davantage d’incantations et de sortilèges accompagnés d’ingrédients variés. Il s’était promis qu’après la guerre, il s’adresserait à Onyx pour parfaire son éducation, mais celui-ci avait commencé à dépérir. Hawke savait qu’il possédait en lui un vaste réservoir d’énergie dont il n’utilisait qu’une infime partie. Il était loin de se douter alors que son contact avec la pierre des Sholiens allait complètement changer sa vie.
Il franchit finalement la rivière Mardall, là où elle traversait du Royaume de Cristal au Royaume de Zénor, avant de se jeter en cascades de la falaise qui surplombait le Désert. La moitié de la population avait quitté les hauts plateaux pour retourner vivre au bord de la mer. Avec courage et détermination, les Zénorois rebâtissaient avec les pierres éparpillées jusqu’à la falaise l’ancienne citadelle qui avait été détruite cinq cent ans plus tôt. Même la famille royale avait restauré et remeublé le château dont les fondations plongeaient dans la mer.
L’arrivée soudaine d’un cheval en provenance du ciel sema la panique dans la grande cour de la forteresse. Les soldats de la nouvelle garde s’étaient aussitôt précipités devant l’entrée du palais pour protéger leur roi. Autrefois, lorsqu’il portait l’armure des Chevaliers d’Emeraude, Hawke pouvait se présenter à l’improviste où que ce soit à Enkidiev, mais maintenant, vêtu d’une longue tunique blanche, il était plus difficile à reconnaître.
— Baissez vos armes ! ordonna une voix autoritaire derrière les soldats.
Le Prince Zach passa entre ses hommes et s’approcha du visiteur.
— Soyez le bienvenu à Zénor, maître Hawke. J’aimerais vous offrir de conduire votre monture à l’écurie, mais j’ignore les besoins d’une bête ailée.
— Hardjan peut aller où il veut, comme vous pouvez l’imaginer, Majesté. Aucun enclos ne le retient. Puis-je vous demander de le laisser se promener librement ? Je vous assure qu’il n’est pas malin.
Zach commanda aussitôt à ses soldats de garder le cheval volant à vue et de ne laisser personne l’importuner. Puis, il convia le magicien à l’intérieur.
— Plusieurs de vos anciens compagnons d’armes sont revenus vivre à Zénor, mais aucun au château, fit remarquer le prince en marchant avec Hawke dans les couloirs où on venait juste de terminer le polissage de la pierre.
De nouveaux porte-flambeaux avaient été fixés aux deux mètres afin d’éclairer cet endroit laissé trop longtemps dans l’obscurité.
— Se sont-ils installés dans la cité ? voulut savoir l’Elfe.
— Non. Ils préfèrent vivre sur le plateau. Le Chevalier Curtis m’a avoué que ces plages leur rappelaient de mauvais souvenirs. Même si j’en ai l’autorité, je ne voulais pas les obliger à s’établir plus près de moi.
— Aucun d’eux n’a voulu prendre en charge l’éducation magique de votre fils ? s’étonna Hawke.
— Même en échange d’une bourse d’or. Je dois avouer que j’ai été étonné de recevoir votre missive.
— J’ai passé presque toute ma vie à enseigner, Majesté, Jamais je ne laisserais un enfant sans maître.
— Je suis heureux de constater que vous pensez comme moi.
Ils montèrent un grand escalier, maintenant recouvert d’un riche tapis aux couleurs de Zénor, soit bleu nuit, rouge clair et gris. C’était à cet endroit, des années auparavant, que Swan et Farrell avaient été attaqués par des abeilles géantes…
— Mon père, le Roi Vail, se plaît à dire à tout le monde que Kirsan est le portrait miniature de Lassa, poursuivit Zach. Mon fils a d’immenses pouvoirs et, pourtant, il n’est pas né lors d’une pluie d’étoiles filantes comme mon petit frère.
— Il y a bien d’autres phénomènes célestes qui déterminent le destin d’un enfant, sire.
Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une vaste pièce qui avait jadis servi de salle d’audience et qui avait été transformée en nursery par la nouvelle famille royale. Kirsan était assis sur un gros coussin et faisait voler un oiseau de bois au-dessus de sa tête. Il ressemblait en effet au porteur de lumière avec ses cheveux blonds et son corps délicat, mais il émanait de lui une énergie fort différente.
— Kirsan J’aimerais te présenter quelqu’un, lui dit le père.
L’enfant de six ans pivota et observa le visiteur avant de sourire de toutes ses dents. Derrière lui, le jouet se posa en douceur sur le sol.
— J’ai demandé à maître Hawke d’Emeraude de t’aider à maîtriser toutes ces belles facultés que les dieux t’ont données, poursuivit Zach.
Kirsan se leva et s’avança vers les deux adultes avec une démarche aussi légère que celle d’un Elfe.
— Je vous ai vu dans un rêve, déclara l’enfant en levant les yeux vers le magicien.
— Je vous laisse faire plus ample connaissance tous les deux, leur dit le prince. Quelqu’un viendra vous chercher pour le repas du soir. À tout à l’heure, fiston.
L’enfant était si absorbé par son nouveau maître qu’il n’entendit même pas les dernières paroles de son père. Il prit plutôt la main de Hawke et l’attira vers les coussins qui occupaient le centre de ses appartements.
— Raconte-moi ton rêve, insista l’Elfe.
— J’étais sur la plage et je regardais le soleil se coucher lorsque vous êtes descendu du ciel pour me dire que je n’étais pas comme les autres.
— Quand as-tu fait ce rêve ? Est-ce récent ?
— Non, j’avais trois ans.
— Quelqu’un t’avait-il parlé de moi ?
L’enfant secoua la tête négativement.
— Vous avez exactement le même visage, affirma-t-il, et vos oreilles sont pointues.
— T’ai-je dit autre chose ?
— Oui, mais je n’en ai jamais parlé pour ne faire de la peine à personne.
— Ce n’étaient donc pas de bonnes nouvelles.
— Ça dépend pour qui. Vous m’avez dit que je ne serais jamais roi et que je partirais à la découverte du monde. Vous comprendrez pourquoi je ne pouvais pas le répéter à mon grand-père et à mon père qui me voient déjà couronné.
— Alors, mon cher Kirsan, la première chose que je vais t’enseigner, aujourd’hui, c’est qu’il y a plusieurs types de rêves et qu’ils ne sont pas tous prophétiques.
— Les miens annoncent presque toujours quelque chose.
— Y en a-t-il qui ne se sont pas encore produits dans la réalité ?
— Il y a plusieurs mois, j’ai rêvé que je volais dans le ciel sur un cheval qui avait des ailes comme un oiseau.
Déconcerté, l’Elfe en oublia la leçon qu’il voulait lui donner sur les songes.
— Vous ne me croyez pas ? déplora l’enfant.
— Au contraire, Kirsan. L’étendue de tes dons est vraiment impressionnante.
— Il existe donc de tels chevaux ?
— J’en possède un.
— Où est-il ?
— Il se prélasse dans les environs.
Hawke lui promit alors de lui faire faire une petite balade aérienne s’il se concentrait sur la matière de la journée. Il découvrit en quelques heures que le garçon pouvait ressentir les humeurs les plus secrètes des gens, qu’il pouvait déplacer des objets avec sa pensée et que sa seule présence apaisait les cœurs les plus tristes. Son talent le plus étonnant, toutefois, demeurait sa capacité de voir l’avenir dans ses rêves.
Afin de ne pas négliger ses jumeaux, le magicien se mit à voyager régulièrement entre Émeraude et Zénor et son cheval volant s’endurcit d’un trajet à l’autre. De poulain, il se transformait de plus en plus en puissant étalon. Il s’établit même un lien particulier entre le petit prince et l’animal qui poussait l’audace jusqu’à se poser sur le balcon de ses appartements pour l’emmener dans le ciel.
Ainsi, Hawke aida l’enfant non seulement à maîtriser ses magnifiques dons, mais il le sensibilisa aussi aux terribles responsabilités qui les accompagnaient. Une toute petite partie de la population possédait des pouvoirs magiques et elle ne devait pas s’en servir pour imposer sa volonté aux autres ou pour obtenir des faveurs matérielles. Les leçons durèrent deux ans et prirent fin au retour d’une étrange aventure qui commença par un autre rêve.
Lorsque Hawke arriva à Zénor, ce jour-là, l’enfant maintenant âgé de huit ans dévala les marches du palais et vint à sa rencontre. Ses joues étaient toutes rouges d’émotion.
— Que se passe-t-il, Kirsan ? s’inquiéta l’Elfe.
— J’ai fait un autre rêve à votre sujet, maître Hawke.
Le magicien libéra son cheval ailé et voulut suivre le garçon dans la demeure de ses parents, mais Kirsan le prit par la main et l’entraîna jusqu’à la grande porte qui permettait de se rendre aux galets.
— Que veux-tu me montrer ? voulut savoir Hawke.
— Je ne veux pas que quelqu’un puisse nous entendre. Ici, avec le vent et le fracas de la mer, même les oreilles les plus fines ne capteront rien.
— Pourquoi tout ce mystère ?
— Vous êtes sur le point de découvrir un objet d’une grande puissance. Il est préférable que cela ne se sache pas tout de suite.
— Moi ?
— Il ressemble à ceci.
Kirsan sortit de la ceinture de sa tunique un petit diamant qu’il avait emprunté au trésor de son père. Il le déposa dans la paume de l’Elfe.
— Mais il est cent fois plus gros.
L’objet rappela aussitôt à Hawke la pierre des Sholiens que le Roi Onyx avait retrouvée sous sa forteresse.
— Sais-tu où je le trouverai ?
— Dans une grotte. J’ai vu son entrée, mais je ne connais pas suffisamment la géographie d’Enkidiev pour vous dire où elle se situe. Mais Hardjan pourrait nous emmener là où il y a des falaises, car c’est au pied de l’une d’elles que j’ai vu cette caverne.
Hawke demeura songeur quelques minutes. Il y avait une immense falaise au nord qui séparait les Royaumes de Shola, des Ombres et des Esprits du reste du continent. S’il y avait eu une telle cavité contenant un trésor, quelqu’un l’aurait trouvé depuis longtemps… Il songea donc à la falaise de Zénor, qu’il pouvait d’ailleurs apercevoir depuis le balcon de Kirsan. La paroi rocheuse s’étirait vers le sud et formait une frontière naturelle entre le Royaume de Fal et le Désert avant de remonter vers le nord, vers le Royaume de Béryl, qu’elle séparait de la Forêt Interdite. Personne n’avait osé s’aventurer jusque là, en raison des conditions dangereuses qui régnaient dans ces régions peu peuplées.
— Vous savez où est la pierre ? se réjouit Kirsan.
— Pas précisément, mais, par déduction, elle ne peut avoir été cachée qu’à deux endroits, dont l’un n’a jamais vraiment été exploré.
— Qu’attend-on pour partir ?
— Je ne suis pas impulsif, Kirsan, J’ai besoin d’en savoir un peu plus avant de me lancer dans une telle entreprise. Raconte-moi ton rêve en détail.
— J’ai d’abord vu la fente dans le roc et je m’en suis approché, par curiosité. A l’entrée, il faisait très sombre, mais, tout au fond, je pouvais apercevoir une faible lueur, alors j’ai voulu voir ce que c’était. C’est là que j’ai trouvé le gros diamant sur une table en pierre. C’est lui qui émettait de la lumière. J’ai tenté d’y toucher, mais quelqu’un m’a saisi par-derrière. Je n’ai pas vu le visage de cette personne, mais j’ai entendu sa voix. C’était un homme. Il a dit que cet objet magique ne m’était pas destiné et qu’il attendait son maître. J’ai évidemment demandé de qui il s’agissait et il a répondu que c’était un Elfe magicien qui portait le nom de Hawke. Je l’ai informé que je vous connaissais et je lui ai offert de vous rapporter la pierre, mais il a refusé, parce qu’elle contient trop de puissance.
Hawke ferma les yeux, déplorant que le destin s’intéresse encore à lui.
— Vous devriez plutôt vous réjouir, l’encouragea l’enfant.
— Il y a quelques années, j’ai tenu une pierre semblable dans mes mains. Une femme m’est apparue à l’intérieur et elle m’a parlé comme si elle me voyait, comme si elle y était enfermée. Elle m’a prédit que je deviendrais un guerrier comme mes amis et que je les aiderais à remporter la victoire contre notre ennemi, ce qui s’est finalement révélé juste.
— C’est tout ce qu’elle vous a dit ?
— Elle ne m’a rien dévoilé de plus sur mon avenir.
— Sans doute que le rôle de la seconde pierre est de vous en apprendre davantage.
— C’est peut-être un piège.
— Mais qui ferait une chose pareille ?
— Les sorciers d’Amecareth…
— Ne sont-ils pas tous morts ?
— Les forces du mal sont malheureusement difficiles à anéantir, Kirsan.
— Je suggère que vous arrêtiez de trouver des excuses et que nous partions immédiatement à la recherche de ce puissant objet.
— Tu t’entendrais bien avec le Roi Onyx, toi.
Sachant fort bien qu’il n’arriverait pas à faire taire ses inquiétudes avant d’avoir cerné les pouvoirs de la pierre précieuse, l’Elfe suivit l’enfant jusque dans la cour où le cheval-dragon sommeillait, à l’ombre des remparts.
— Hardjan, réveille-toi ! lança Kirsan. Nous allons vivre une merveilleuse aventure !
Hawke espérait de tout son cœur que cette prédiction s’accomplirait et qu’ils n’allaient pas tomber dans un guet-apens. Ils grimpèrent sur le dos de la monture ailée.
— Nous voulons étudier les falaises de Zénor, là où elles plongent dans le Désert, expliqua l’Elfe.
Hardjan s’élança, croyant savoir ce qu’il désirait. Ils piquèrent vers le sud-est, survolant les grandes prairies où les serviteurs de l’Empereur Noir avaient fait mourir tous les arbres lors de la première invasion. Graduellement, elles se couvrirent de sable blond. La chaleur qui s’en dégageait étant étouffante, Hawke fit reprendre de l’altitude à la bête. Assis devant lui, Kirsan observait avec découragement la base de la falaise. Cette dernière s’étendait à perte de vue.
— Si nous ne repérons pas la grotte aujourd’hui, nous reviendrons demain, annonça l’Elfe qui pensait exactement la même chose que son passager.
Ils longèrent l’imposant pan rocheux et virent au loin la forteresse de Fal, qui s’élevait sur sa bordure, Hawke ne se soucia même pas de l’émoi que leur apparition causait parmi la population. Tout comme son élève, il se concentrait sur sa recherche.
— Elle est là ! s’écria finalement Kirsan.
— Hardjan, vois si tu peux te poser sans te brûler les sabots, ordonna-t-il.
Le destrier se mit à perdre de l’altitude. Même s’il avait l’apparence physique des chevaux ordinaires, l’animal avait une constitution fort différente, Il pouvait supporter de brusques écarts de température, passer des jours sans boire ni manger et son intelligence rivalisait avec celle des humains. Il atterrit en douceur à quelques pas de l’entrée de la grotte et flaira le sol en émettant de courts sifflements.
— Que dit-il ? voulut savoir l’enfant.
— C’est en effet très chaud et il est content que nous ne soyons pas pieds nus, aujourd’hui.
Hawke se laissa glisser par terre. Il sentit aussitôt la chaleur s’insinuer dans ses semelles et poussa Kirsan dans l’ouverture protégée du soleil.
— Et Hardjan ? s’inquiéta le garçon.
— Ne t’en fais pas pour lui. Il est beaucoup plus robuste que nous.
Ils pénétrèrent dans l’étroit couloir qui de toute évidence n'avait pas été taillé de la main de l’homme. Il avait dû se former des milliers d’années auparavant, à la suite d’une secousse sismique.
— C’est ici, affirma Kirsan qui prit les devants avec assurance.
— Sois prudent, lui recommanda Hawke qui n’avait pas oublié la partie du rêve où l’enfant se faisait intercepter par un inconnu.
— La pierre se trouve tout au fond.
L’Elfe utilisa tous ses sens invisibles pour scruter l’endroit. Il y régnait une puissante magie, mais elle ne lui sembla pas néfaste. Lorsqu’il aboutit à l’endroit où le passage s’élargissait pour former une grotte, il constata que l’enfant avait vu juste. Sur un guéridon en pierre reposait une grosse pierre transparente dans laquelle clignotait une faible lueur.
— C’est elle, annonça fièrement Kirsan.
Avant de s’en approcher, Hawke regarda autour d’eux pour s’assurer qu’il n’y avait personne.
— Qu’attendez-vous, maître ? s’impatienta l’enfant. Elle est à vous.
Le magicien prit une profonde inspiration et fit un pas. Du diamant jaillirent alors des rayons de lumière qui se réverbérèrent sur les murs.
— Je pense qu’elle vous a reconnu.
— Kirsan, je t’en prie, garde le silence et sois attentif. S’il m’arrivait malheur dans les prochaines minutes, sors d’ici en courant.
— Je préférerais vous porter secours ! protesta le garçon.
— Rappelle-toi que malgré tes fantastiques pouvoirs, tu n’as que huit ans. Il serait beaucoup plus utile pour moi que tu ailles chercher de l’aide. Jure-moi que tu obéiras.
— Mais vous me répétez depuis deux ans que je suis l’élève le plus puissant à qui il vous a été donné d’enseigner !
— Kirsan…
— D’accord. Je ferai ce que vous me demandez.
Hawke remercia les dieux de lui avoir permis de faire partie des Chevaliers d’Emeraude, d’avoir rencontré Elizabelle et d’être devenu le père de deux magnifiques garçons, puis il s’avança vers le mystérieux objet. Lorsqu’il fut tout près, le visage d’une femme aux longs cheveux blancs apparut dans ses multiples facettes.
— Nous savions que tu viendrais, Hawke.
La dernière fois qu’il avait vu l’inconnue, c’était dans la pierre des Sholiens qu’Hadrian avait finalement détruite.
— Que me voulez-vous ?
— Chaque siècle voit naître un héros.
— C’est à Wellan que vous auriez dû vous adresser, mais, malheureusement, il est mort.
— Tu es pourtant devenu un grand guerrier, comme nous te l’avons annoncé.
— J’ai fait ma part dans cette guerre qui menaçait tous les peuples d’Enkidiev, mais je ne désire plus me battre. Si c’est cela que vous attendez de moi, ne perdez pas votre temps.
— Nous avons besoin que notre histoire soit connue.
— Vous ne m’avez même pas dit qui vous êtes.
Sans même battre des cils, l’Elfe se retrouva dans un autre monde. La petite grotte s’était transformée en une immense caverne éclairée par une trentaine d’immenses soleils miraculeusement fixés au plafond.
— Nous sommes des Sholiens.
La voix de la femme aux cheveux blancs ne résonnait plus à travers la pierre, car cette dernière était plantée devant lui. Stupéfié, Hawke n’arriva pas à prononcer un seul mot.
— Ce que tu vois ici n’existe plus, poursuivit l’inconnue.
— Vous m’avez ramené dans le passé ? parvint enfin à articuler l’Elfe.
— D’une certaine façon. Je t’ai plongé dans ma conscience, car elle nous survit après la mort.
— Vous êtes morte ?
— Nous avons été trahis par un Immortel qui a permis à un sorcier de détruire notre monde.
— Vous habitiez Alombria ?
— Vous êtes donc en train de communiquer avec moi depuis les grandes plaines de lumière, comprit l’Elfe. Je ne suis pas vraiment ici.
— Et le petit ?
— Nous avons arrêté le temps. Pour lui, notre échange n’aura duré qu’une seconde.
— Vous avez donc l’intention de me libérer.
— Tu n’es pas notre prisonnier, Hawke. Tu es notre invité.
— Pourquoi dites-vous « nous » ?
Hawke revit dans son esprit le combat qui avait opposé Hadrian et Onyx sous le Château d’Emeraude tandis que ce dernier tentait, grâce à la pierre des Sholiens, de rappeler tous les mages à la vie.
— Je pense qu’il existe une incantation qui vous délivrerait de la mort.
— Nous ne désirons pas revenir dans ton monde. Nous voulons simplement que notre histoire soit racontée et que notre savoir nous survive.
— Votre savoir ?
Même en dix ans, Wellan n’en avait absorbé qu’une infime partie…
— Ce que nous allons te révéler pourrait un jour vous être très utile. Comme tu le sais sans doute déjà, la survie de toute race dépend de sa volonté de ne pas répéter les erreurs du passé.
— Mais je ne suis qu’un Elfe dont la magie est si rudimentaire.
— Ton potentiel n’a pas été correctement exploité, mais il est toujours là, au fond de toi. Nous allons t’aider à le réaliser.
Dans la grotte du Désert, Kirsan ne savait plus quoi penser de l’immobilité de Hawke, dont les yeux étaient rivés sur la pierre étincelante.
— Maître, êtes-vous en difficulté ? hasarda l’enfant. Dois-je aller chercher de l’aide ?
L’Elfe sursauta, comme s’il avait été piqué par une abeille. Kirsan agrippa aussitôt sa tunique et le tira vers le couloir pour le libérer de sa catalepsie. Au moment où ils l’atteignirent, la pierre éclata en mille morceaux, les plongeant dans le noir. Le garçon força l’adulte à accélérer le pas, craignant que le plafond de la grotte subisse le même sort. Tous deux se protégèrent les yeux du soleil lorsqu’ils aboutirent dehors.
— Dites-moi quoi faire ! le pressa Kirsan.
— Monte sur le cheval.
Le ton de voix de Hawke était si calme qu’il aggrava l’inquiétude de l’enfant au lieu de l’apaiser. Hardjan avait ressenti la même chose et il s’empressa de les ramener au Château de Zénor afin qu’on s’occupe de son maître. Il aurait préféré atterrir au milieu d’un groupe d’humains qui l’auraient pris en charge, mais Hawke exigea qu’il les dépose sur le balcon des appartements du petit prince.
— Attends-moi, ordonna-t-il à l’animal.
Le magicien poussa l’enfant à l’intérieur et s’accroupit devant lui.
— Vos yeux sont différents, remarqua aussitôt le garçon.
— Ils ont vu bien des choses depuis que nous sommes partis ce matin. Kirsan, je veux que tu m’écoutes sans m’interrompre.
L’enfant hocha la tête en signe d’approbation.
— Je ne reviendrai plus à Zénor, car on vient de me confier une mission très importante. De toute façon, tu n’as plus besoin de moi, car tes pouvoirs vont continuer de croître dans la bonne direction. Continue de faire le bien et de n’avoir que de bonnes pensées, et ta vie sera formidable.
Des larmes se mirent à couler sur les joues de Kirsan, mais il n’eut pas le temps de dire à son maître qu’il allait cruellement lui manquer. Hawke l’embrassa et retourna sur le balcon. L’enfant le poursuivit, mais ne parvint pas à l’arrêter, car il venait de s’envoler sur le dos de son bel étalon noir.
— Quand je serai grand, je vous retrouverai, hoqueta-t-il.
Hawke poussa Hardjan vers Emeraude. Il avait hâte de raconter à Elizabelle ce qui venait de se passer et, surtout, il devait avertir Katil qu’il ne pourrait plus lui enseigner la magie.